« Non, mais c’est quoi cette manigance ? »

Benito
Photo AC

Benito Luciani est né en 1941 dans les Abruzzes. Ses parents lui donnent le prénom Benito, comme Mussolini, histoire d’empocher en contrepartie 200 lires pour la gloire du régime fasciste. Mais le petit Benito Luciani a très tôt milité contre l’injustice. Enfant, il se promenait crânement avec L’Unità sous le bras : « Les bonnes sœurs interdisaient aux autres enfants de me fréquenter, elles disaient que j’étais l’incarnation du mal. » Arrivé en Suisse dans les années 50, il travaille chez Dubied à Couvet, puis chez Suchard à Serrières. Deux entreprises qu’il a dû quitter parce qu’elles ont mis la clé sous le paillasson. Depuis 11 ans il travaille comme concierge à la gare de Neuchâtel. Voulant réorganiser leurs services, les CFF ont demandé à leur personnel de repostuler. Benito Luciani trouve la démarche perverse : « Quand je leur ai demandé pourquoi l’on devait repostuler, ils m’ont répondu « pour que tout le monde ait les mêmes chances » ! Non, mais c’est quoi cette manigance ? Ce système est pervers. Il affaiblit les plus faibles ! »

Après la chute du mur de Berlin, son supérieur lui demande s’il reste toujours communiste. « Je lui ai répondu que je ne suis pas communiste à cause de Moscou ou de Pékin, mais à cause de la misère. »

Extrait de l’article paru dans travail & transport, janvier 2000.

 

 

 

 

 

 

 

Yvette Jaggi : « Il est difficile de défendre les intérêts des Romands au sein des CFF »

L’ancienne syndique de Lausanne Yvette Jaggi représente les intérêts des travailleuses et travailleurs au sein du Conseil d’administration des CFF.

sev12-culture1

Quelles priorités vous êtes-vous fixées en entrant au sein du conseil d’administration ?
Je considère que je représente, par ordre de priorité : 1) les collègues, tout le personnel ; 2) les femmes employées et clientes ; 3) la Suisse romande. Il n’est pas aisé de défendre les intérêts du personnel à 2 contre 7 (au sein du Conseil d’administration des CFF, Yvette Jaggi représente le personnel avec le secrétaire syndical bernois Hans Bieri, ndlr) . Il faut chercher des alliances. Le plus difficile, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est incontestablement la défense de la Suisse francophone. Tout ce qui est publié par les CFF est traduit et même bien traduit. Mais ils font cet exercice uniquement lorsqu’il s’agit d’un papier largement distribué. Les documents de travail et les discussions sont le plus souvent en allemand. Ils ne s’imaginent pas que cela puisse causer un problème. Dans ce sens-là, entre la défense des collègues, des femmes et de la Romandie, c’est la Romandie qui est le plus difficile. Les Germanophones dominent les CFF, comme ils dominent les syndicats d’ailleurs.

Question extraite de l’interview publiée dans travail & transport, décembre 1999.

Angèle Stalder ou la vie est un cadeau

AngèlePhoto Alberto Cherubini

« A l’usine on sait pertinemment qu’on s’use à force de travailler. Ça nous rend vraiment petits, parce qu’on sort de là tellement fatigués et vidés. Et il n’y a qu’à voir par exemple la participation minime des travailleurs aux affaires publiques et au syndicat aussi. Le soir on est tellement vidés que ressortir de chez soi c’est quelque chose qu’on ne peut pas demander à chacun. Tout le monde n’a pas la même capacité de force et santé. C’est ça vraiment la pauvreté des travailleurs. On se sent petits, minus, rien du tout. »
Assise derrière sa machine à coudre, Angèle Stalder, alors âgée de 64 ans, s’exprime ainsi devant la caméra de la cinéaste et ethnologue Jacqueline Veuve dans son documentaire réalisé en 1978.

« Ma mère m’a dit que je finirai en prison »
Nous avons rencontré Angèle Stalder en décembre 1993 à Fribourg à l’occasion de ses 80 ans. Ensemble nous avons revu le film que Jacqueline Veuve lui a consacré 15 ans plus tôt. Ensuite, autour d’une bonne Cardinal, nous avons parlé. Le socialisme de son père et la foi catholique de sa mère ont créé le terrain fertile pour qu’Angèle s’engage dans la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) puis dans l’Action catholique ouvrière (ACO). Angèle dit ce qu’elle pense et supporte mal la passivité. Syndicaliste et membre de la commission ouvrière, elle se souvient de son engagement syndical au sein de la fabrique de chocolat Villars : « Ma mère m’a dit que je finirai en prison. A l’époque c’était rare de dire quelque chose aux patrons, surtout pour une femme. » Côté conviction religieuse, elle est on ne peut plus claire et concrète : « La foi c’est ce qu’on vit tous les jours avec les autres. Le commandement de Dieu c’est quoi ? Aimer son prochain comme soi-même. C’est pas compliqué ! »

« Les gosses ont besoin d’exemples »
Angèle Stalder n’a pas été épargnée par les épreuves. Son père s’est suicidé lorsqu’elle était adolescente. Elle a dû entrer prématurément dans le monde du travail et aider sa mère à élever ses quatre frères et sœurs. Après 37 ans de travail en usine, célibataire, ne pouvant se déplacer que très difficilement à cause d’une maladie osseuse, elle s’est mise à gagner sa vie en effectuant des travaux de couture chez elle : « Ce n’était pas exactement ce que j’aurais voulu faire, mais enfin. Je n’ai pas eu le choix, j’aurais tellement aimé conduire un train. » Dès ses 50 ans elle a dû apprendre à vivre avec des cannes « tributaire d’une société qui n’a rien pensé pour les handicapés. » Grande lectrice, Angèle Stalder, parfaitement bilingue français-allemand, s’intéresse à l’actualité politique et sociale, à l’éducation surtout : « Si les enfants sont trop gâtés, ils n’auront aucune résistance devant les difficultés. Les gosses ont besoin d’exemples. Si vous n’avez rien dedans, pas de vie intérieure, comment voulez-vous assumer votre vie extérieure ? »

Témoignage fort et lucide
Dans le cadre des cours de formation de ses militants, le syndicat FCTA (Fédération suisse des travailleurs du commerce, des transports et de la communication) diffuse chaque année le film de Jacqueline Veuve. Et chaque fois la force et la lucidité du témoignage d’Angèle Stalder font mouche auprès des syndicalistes. Tout au début du documentaire, au détour d’une phrase, Angèle Stalder donne malgré elle une explication au titre que la cinéaste a donné au film : « Tous les matins je me dis, Seigneur tu me donnes un jour, alors il faut en faire quelque chose. Donc moi je trouve que chaque jour est un cadeau. »

Texte paru dans Solidarité, décembre 1993.

Le film de Jacqueline Veuve :
https://edu.ge.ch/site/archiprod/1978-t1047-veuvejacqueline-angelestalder-betasp-1280×720/

Le rouet de la liberté et de la solidarité

Pierre Bortis, 74 ans, syndiqué de longue date, santé amoindrie par une vie de travail et de souffrances. Orphelin à 5 ans, il a grandi dans un orphelinat. Mobilisé durant la Seconde guerre mondiale, il attrape une ulcère à l’estomac. Quelques mois à peine après son mariage son épouse décède… Il gagne sa vie comme magasinier à la Coop. Victime de deux infarctus, il est contraint de prendre une retraite anticipée à l’âge de 60 ans. Il s’est mis à fabriquer des objets avec des mini pinces à linge en bois « pour distraire mon cerveau ». Il offre les objets qu’il construit avec grande patience à la tombola du Groupement des invalides lausannois.

Rouet
Au terme de l’interview qu’il m’avait accordée, Pierre Bortis m’a offert ce rouet miniature, objet qui est toujours resté en ma possession. C’était ma première interview pour la presse syndicale. Le rouet de Gandhi a symbolisé la lutte pour la liberté et l’indépendance de l’Inde. Le rouet en mini pinces à linge en bois de Pierre Bortis symbolise encore aujourd’hui, à mes yeux, l’attachement des personnes à leur syndicat ne serait-ce qu’en payant leur cotisation. Une solidarité humble qui croit qu’un monde plus équitable est possible.

Extrait de l’article paru dans Solidarité, décembre 1988.

Avenches se livre

En 2015 la ville d’Avenches a célébré ses 2000 ans. A cette occasion, la Municipalité m’a mandaté pour rédiger un livre qui soit le reflet vivant de l’Avenches d’aujourd’hui. J’ai interviewé quelque 80 personnes qui sont – ou qui ont été – impliquées dans la vie économique et associative de l’ancienne capitale de l’Helvétie romaine. Richement illustré, cet ouvrage de 168 pages, imprimé à 5000 exemplaires, est composé de 6 chapitres : Le territoire – Les activités économiques – La vie associative – Avenches, capitale suisse du cheval – Les grands festivals d’été – Avenches et son histoire. Ainsi donc, par les témoignages de personnalités locales, Avenches se livre.

Les clandestins traqués comme le gibier

Comme le gibier, les clandestins possèdent un instinct de survie qui les conduit à mener une existence cachée. On ne les voit pas, pourtant ils sont parmi nous. Parfois, sur une simple dénonciation, une battue révèle l’ampleur du phénomène. Pourtant, comme le gibier, les clandestins participent à l’équilibre du biotope économique.

Dans ce mémoire, que j’ai présente en juillet 1996 au Département de sociologie de l’Université de Genève, je dénonce l’hypocrisie qui règne autour des clandestins : d’une part des secteurs économiques entiers (hôtellerie-restauration, viticulture, agriculture, bâtiment) emploient et exploitent à large échelle des clandestins, d’autre part ces derniers n’ont pas droit à un minimum de protection sociale. En 1996 déjà, le phénomène de la clandestinité mettait en évidence la contradiction entre une économie mondialisée et des nationalismes qui se rigidifient.

Marcher sur la queue du tigre

J’ai rédigé en 2013 la nouvelle « Le Boléro de Robert » dans le cadre de l’atelier d’écriture de la NRF « Marcher sur la queue du tigre ou réveiller la créativité qui sommeille en nous » animé par Philipe Djian.

Robert, malade, fait le bilan de sa vie tout en écoutant le Boléro de Ravel, une musique qui sert de bande-son au récit. Ancien déporté de Buchenwald, Robert a quitté l’enfer du camp de déportation nazi animé par un esprit de revanche sur les humains. Dans la jungle du colonialisme français d’après-guerre il se conduit en kapo pour satisfaire ses désirs et pour s’enrichir. L’antithèse d’un Jorge Semprun ou d’un Elie Wiesel. La fin du récit est aussi abrupte que les dernières notes du Boléro.

Pas droit à l’arrêt-pipi

VMCV

A l’occasion du 100e anniversaire de la section VMCV du Syndicat des transports SEV, son comité m’a demandé de rédiger une plaquette. Pour réaliser ce travail de 32 pages j’ai fouillé dans les archives et interviewé une douzaine de syndicalistes. Dans les pages consacrées à l’histoire on peut lire qu’en 1888 le tramway Vevey – Montreux – Chillon est la première ligne suisse (et la deuxième d’Europe) à avoir été électrifiée.

Dans les pages qui évoquent les conditions de travail actuelles des employés des VMCV, on tombe sur un problème récurrent chez les chauffeurs des transports publics : l’absence de toilettes au terminus des lignes de bus et de trolleybus. Une absence bien plus embarrassante pour les conductrices, comme le souligne l’une d’elles : « Nous devons nous débrouiller, repérer un tea-room ou un magasin qui nous autorisent à faire notre arrêt-pipi dans leurs toilettes sans devoir systématiquement consommer une boisson ou faire des achats. Le problème supplémentaire c’est que nous n’avons pas forcément le temps de faire notre arrêt-pipi. »

Une religieuse décoiffante

L’autobiographie de Sœur Benedicta Boucard (1920 – 2006), de la congrégation des Sœurs de Saint Maurice, a paru en 2005. J’ai été le nègre de ce texte de 120 pages. Cette religieuse, pétrie d’humour, était très populaire dans la commune de Bex. Pour fêter ses 70 ans elle a voulu effectuer un saut en parapente…

Secrétaire au sein de la fabrique de montres Tissot au Locle, elle décide à 27 ans de quitter son travail, sa famille, ses amis, sa passion pour la danse et pour le patinage et entre au couvent à St-Maurice (Valais). Elle se forme au métier d’institutrice et apprend à lire et à écrire, à Madagascar et en Suisse, à plus de 1500 élèves. « C’est un privilège d’avoir vécu tout ce que j’ai vécu. Sous le mot privilège on peut mettre le mot Grâce. Apprendre à des enfants à lire, à travailler, à respecter autrui, c’est quelque part un apostolat. Tout ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour faire plaisir à Pierre, Jacques ou Jean, mais par amour pour Dieu. »

Pour Nobel l’amitié n’avait pas de prix

Guido Nobel (1922 – 2002) a été le directeur général de La Poste (ex PTT). Ce personnage haut en couleurs m’avait demandé de rédiger les légendes des nombreuses illustrations qui ont été publiées dans son autobiographie de 104 pages parue en 1994. Le parcours de Guido m’a fasciné. Manœuvre au service des marchandises des gares CFF, il a gravi quatre à quatre les échelons professionnels, syndicaux et politiques : contrôleur CFF, secrétaire syndical à la FCTA, à l’Union PTT puis de l’Union syndicale suisse, président du Grand Conseil bernois, enfin directeur général des PTT.

Avec Guido Nobel impossible de passer inaperçus dans un bistrot, avec son 1m90, son sempiternel nœud papillon, sa voix tonitruante et son langage riche en noms d’oiseaux… Nobel, un géant chaleureux pour qui l’amitié n’avait pas de prix !